La plage, mon pâturage

La plage, mon pâturage

La version originale de cette nouvelle, parue en anglais, est disponible sur le site du journal Hash.

Tout devait être simple, pourtant.

Débarque en Irlande, passe une semaine en compétition de karaté. Ajoute une journée de plus pour aller visiter les pierres tombales des ancêtres en banlieue de Belfast. Retour à la maison avec des valises remplies de souvenirs et de médailles.

Nulle part dans cet itinéraire était-il indiqué qu’il serait nécessaire de se perdre en chemin.

Nous avons atterri plus tôt que prévu. Et comme personne n’avait égaré nos bagages, on s’est retrouvés quelque peu penauds à l’aéroport avec rien d’autre à faire que de passer aux douanes et de retirer une centaine d’euros du guichet automatique.

Tu parles.

On ne devait pas faire figure impressionnante près d’un gros paquet de valises, la confusion visible à l’œil nu. Mettons qu’on avait l’air un tantinet taouains.

– T’es sûre qu’il ne nous manque rien? demanda-t-il le plus inutilement du monde. On se sentait comme des banlieusards qui viennent de gagner le gros lot dans un monde où l’argent n’a soudainement plus aucune valeur.

– T’as bien dormi?

Une question hautement nounoune. Le genre que tu poses quand ton cerveau ratatine à une vitesse inquiétante. La réponse crevait les yeux. Il ne suffisait que de reluquer son teint grisâtre sous la barbe naissante.

Comme chaque fois qu’il avait mal quelque part, il éclata de rire.

J’ai une théorie sur le décalage horaire. Enfin, j’ai une théorie sur tout ou presque. Sur le décalage horaire elle va comme suit : il suffit de l’ignorer.

C’est tout?

C’est tout.

La meilleure façon de l’ignorer, c’est de se préparer en conséquence. D’abord, s’assurer de dormir durant le vol. Même s’il ne s’agit que de bourrasques de sommeil de 10 minutes entrechoquées de longues heures à regarder un maudit film colon.

Lorsque vous arrivez à destination, il est l’heure qu’il est. Dans le cas qui nous occupe, plus ou moins midi. On ne va pas se coucher à midi même si ça fait 460 heures d’affilée qu’on n’a pas roupillé. À midi on cause lunch, pas dodo. Jamais au grand jamais il ne faut aller s’étendre avant au moins 19 h, heure locale.

L’après-midi allait donc être long.

La madame enfermée dans sa cage de plexiglass derrière la barrière de sécurité ne savait pas trop quoi faire avec mon compagnon. Elle n’avait sans doute pas l’habitude de voir les gens sourire de cette façon, encore moins de s’esclaffer. Les douanes, c’est du sérieux, vous comprenez. Rien dans le manuel ne l’avait préparée à cette cocasse éventualité au teint grisâtre qui se pointait devant elle tout d’un coup. Est-ce qu’un éclat de rire rend une telle personne plus suspecte, ou moins?

Pour une raison ou pour autre, elle décida de nous laisser passer sans demander son reste. Le gouvernement ne la paie pas assez pour se casser la tête outre-mesure. Elle estampilla nos passeports de la même manière dont elle devait frapper sa pâte à scones avant de la rouler.

– As-tu faim, qu’il demanda. Une question éminemment raisonnable, sans doute. On n’avait rien avalé depuis plusieurs fuseaux horaires et il était maintenant, comme je viens de le mentionner, l’heure du lunch.

– D’abord, une clope.

Quarante-cinq minutes plus tard, nous étions assis dans notre punaise de location, prêts pour l’aventure. L’intérieur en beau plastique bourgogne reluisait d’Armor All, nos valises remplissaient le coffre arrière jusqu’à la banquette et je n’avais que le minimum d’espace requis pour conduire sans prendre le décor. C’est bien pour dire, les voitures économiques de ce côté-ci de l’Atlantique sont petites en titi.

Elle était rutilante et bien entendu arborait fièrement l’arôme frais de char neuf. Une odeur qui vous assaille les narines comme si on venait de vous enfoncer une lingette Lysol dans le crâne.

La voiture entière semblait faite de plastique bien astiqué. Je me suis décidée à ne pas en tester la solidité. J’ai pris le temps de m’habituer à l’habitacle côté conducteur, celui qui est situé du mauvais bord, et à absorber l’extrême manque de logique qui conduit (la pognez-vous-tu) les constructeurs automobiles à tout inverser sauf le bras de vitesse, qui part de la première en haut à gauche comme en Amérique du Nord.

– T’es sûre que tu sais comment ça marche?

J’aimerais pouvoir vous dire qu’il y avait plus de sollicitude que d’inquiétude dans sa voix. Hélas.

– T’as faim? Moi, ma cigarette sur un ventre vide avait eu pour joyeux résultat de me couper l’appétit. Et puis je devais toujours me soucier de ma pesée du lendemain.

– Non, alors plutôt voir ce que Dublin a à nous offrir.

La première chose à faire à Dublin, après avoir trouvé un stationnement qui ne coûte pas les yeux de la peau des fesses, c’est d’aller voir le Book of Kells.

Il s’agit d’un vieux manuscrit médiéval biblique qui est de ces « must » dont on oublie probablement l’origine, surtout quand on a de la soupe aux pois entre les deux oreilles.

On y est allés direct. M’enfin, on a suivi les round-points jusqu’à Trinity College. L’exposition est sans doute fascinante, mais on n’en avait rien à cirer parce que tout était écrit tellement petit que nos yeux en seraient tombés par terre.

Non, en fait, la raison pour laquelle tout le monde va voir le Book of Kells, c’est pour zieuter la bibliothèque au deuxième étage. Googlez-là, tiens. Trinity College Library. C’est magnifique. À couper le souffle.

– Café, demandai-je après un intervalle décent pendant lequel on a repris notre respire.

Arrive toujours un moment dans un voyage transatlantique où l’environnement recule et nous laisse entrevoir les dessous de notre for intérieur. Alors qu’on marchait vers le fleuve Liffey, en sautant par-dessus les craques du trottoir, j’entendais des voix bourdonner dans ma tête.

Un grand mélange de n’importe quoi, plutôt du genre à saper ma confiance en moi. T’as aucune idée de ce que tu fiches ici. T’es sans doute perdue encore. Pis là j’imagine que tu penses pouvoir conserver ton titre de championne du monde en vagabondant au lieu de t’entraîner? Avec chaque pas ces voix s’entrechoquaient dans ma boîte crânienne. J’aimerais pouvoir vous décrire les merveilles architecturales que j’ai côtoyées mais bon.

– As-tu remarqué toutes les seringues, demanda-t-il en brisant ainsi la cacophonie de mon dedans.

– Hein? Où?

Il me pointa du doigt un endroit, une encoignure vraiment, entre deux édifices où trônaient fièrement trois vélos et un divan, bloquant du coup la sortie de secours.

– Là, tu vois? On dirait qu’on vient de faire un détour par la partie crasse de Dublin.

Les villes européennes sont construites en cercles, ai-je découvert. Les frontières entre les beaux quartiers et les recoins miteux ne sont pas toujours évidentes, surtout si vous n’y avez pas passé votre jeunesse. Le quidam de passage s’écarte facilement. Entre Trinity College et notre café, on traversa à notre insu plusieurs zones sociales bien différentes.

– Ah, voilà, m’écriai-je, sur le ton de quelqu’un qui vient de se qualifier pour le Tour de France après trois coups de pédale, pointant d’un doigt victorieux l’enseigne en italien. On y trouvera sans doute du café et des toilettes propres!

J’avais un besoin plutôt criant des deux, et dans le désordre s’il vous plaît. Je payai 12 $ sans trop ronchonner.

C’est avec une vessie plus légère et un certain spring dans les runnings qu’on se décida à aller explorer le rivage. L’heure où on devait s’assurer d’être près d’un lit approchait à grands coups de petite aiguille. J’avais bien hâte qu’il soit plus tard que trop de bonne heure pour me mettre enfin en mode horizontal.

Notre hôtel était situé à l’ouest de la ville. Évidemment, gnochonne. À l’est de Dublin, c’est plouf la mer d’Irlande. Le bled où était notre hôtel, donc, s’appelle CitiWest. Une banlieue presque charmante qui fait tellement fin des années 1990 que ça vous en scie la coupe Longueuil.

En fait, ce n’était pas un hôtel mais un complexe hôtelier. Plein de buildings incluant un resto passablement chichi entourant un château digne de Moulinsart cloué dans une vallée aux verts éblouissants, avec des montagnes et collines partout autour. On ne se serait jamais crus à moins de 30 minutes de la capitale d’un pays européen.[1]

Le château principal qui abritait les chambres et – détail crucial que celui-ci – le pub, avait exactement le même look, la même vibe, que l’hôtel dans The Shining avec Jack Nicholson. Ça vous en donnait froid dans le dos, et je me suis surprise à espérer ne rencontrer aucun fantôme dans les couloirs qui s’étiraient à l’infini. Le fait que les lumières étaient toujours éteintes quand personne ne se pointait pour activer l’œil magique n’avait rien pour rassurer mon côté parano.

Sous les pieds, un tapis d’une épaisseur jamais sentie en Amérique du Nord, royaume de la moquette industrielle rêche. Partout des portes qui ne semblaient mener nulle part. Il a pratiquement fallu un miracle pour trouver notre piaule temporaire.

– Il est presque 16 h 30, annonçai-je après avoir déballé quelques trucs essentiels. C’est l’heure d’aller au pub.

Si ça l’ennuyait, je ne l’ai jamais entendu.

Ce n’est qu’à la suite de ma deuxième Guinness que l’idée brillante m’est venue d’aller nous perdre sur la côte ouest.

– On devrait dormir là-dessus, tenta-t-il d’objecter. Il fallait bien que l’un de nous deux soit moins déraisonnable que l’autre, j’imagine.

– Vous n’allez quand même pas conduire jusque là!

La pauvre Kate était à ce point estomaquée qu’elle en échappa presque son refill de café. Moi, je comptais fermement sur une bonne dose de caféine et de boudin pour me remettre de mon mal de bloc ainsi que de mon restant de jet lag.

Jamais au grand jamais ne devriez-vous douter du pouvoir et de l’efficacité du boudin noir, je dis ça de même.

– Pourquoi pas? demandai-je le plus innocemment du monde, en tentant d’attraper de la langue un coulis de jaune d’œuf. Ça fait à peine quelques centaines de kilomètres.

La salle de repas était assez occupée en cette heure pré-matinale. Pour une raison inconnue, les Irlandais mangent de façon entièrement silencieuse au petit-déjeuner. On se serait crus dans un studio d’enregistrement.

Le tapis, miraculeusement exempt de nourriture écrapoutie, ne ressemblait en rien à ce que l’on trouve dans un Holiday Inn typique. Les rideaux, faits de tissu luxueux, ornaient des fenêtres qui s’étendaient d’un bout de la pièce à l’autre. Et le soleil, wow. Il crevait tout sur son passage.

Dehors, les restes du brouillard nocturne se dissipaient peu à peu, laissant place au vert luminescent de la vallée. On bouffait en pleine carte postale. Incroyable le nombre de teintes de vert qu’un gazon peut contenir sans exploser.

Kate avait un visage doux et charmant. Elle devait être une grand-maman parfaite. Pas très grande, un peu rondouillette. Dans une main elle tenait un pot de café qu’elle ne semblait jamais déposer nulle part, et avec l’autre elle s’agrippait au dossier de ma chaise. Pour ne pas s’évanouir, j’imagine. Elle était vraisemblablement en état de choc.

On s’est regardés mon compagnon et moi et ça nous a pris tout notre petit change pour ne pas pouffer de rire. On n’aurait jamais voulu l’insulter, cette gentille Kate. Déjà qu’on l’avait un peu traumatisée avec notre question sur la root-beer.

– De la root-beer? C’est quoi, ça?

Personne n’en avait nulle part. On n’en revenait pas. Il aurait sans doute été plus simple de trouver du placenta à saveur de fraise. Mais passons.

Le secteur de Kate, dans la salle à manger immense, était un petit recoin charmant près d’une fenêtre bucolique. On pouvait y admirer le terrain de golf les rares matins sans soupe aux pois. On a adopté ce recoin toute la semaine durant.

Kate fit un grimace avec son nez quand on lui expliqua que la root-beer c’est un peu comme du coke qui goûte le caramel brûlé.

– Vous ne trouverez pas ça ici, trancha-t-elle sur un ton qui ne laissait aucun doute. Elle déposa son petit pot de crème à café au centre de la nappe étincelante comme pour metre le point final à cette conversation inutile.

Pour des gens qui mangent du sang de cochon rôti au four en se levant le matin, les Irlandais sont plutôt fragiles du culinaire si la root-beer les écœure tant que ça.

– Est-ce que ça vaut la peine d’aller voir l’escarpement de Moher?

J’avais un peu envie de changer de sujet. Moi, je pensais, comme une belle innocente, que ça lui donnerait un break. Grave erreur. Son visage a perdu toute la couleur qu’il lui restait et elle échappa presque les assiettes qu’elle rapportait à la cuisine.

– Ben, murmura-t-elle, c’est sûr que c’est beau. Mais, ajouta-t-elle après quelques instants d’hésitation, vous ne pouvez pas y aller en voiture.

– Ah non? Pourquoi? Il n’y a pas de route?

– Non! Je veux dire, oui! Il y a une route. Et un stationnement et tout et tout. Mais c’est bien trop loin pour y aller en voiture!

J’aimais bien Kate. Mais force était de constater qu’elle était pleine de blarney. On peut très bien conduire de cet hôtel jusqu’à la côte ouest. Je l’avais moi-même fait deux ans plus tôt avec ma plus vieille lors de nos premiers championnats mondiaux. Elle avait voulu aller voir la plage et l’aquarium de Galway. On avait fait l’aller-retour la même journée sans problème, en prenant notre temps à part de ça. Est-ce que quelqu’un avait étiré l’Irlande depuis ma dernière visite?

– Ça prend au moins deux heures! s’exclama Kate, pensant sans doute qu’elle venait de nous ficher la trouille. Peut-être même trois!

On pourrait qualifier le sourire qui m’est apparu sur les lèvres de quelque peu méprisant. Elle secoua la tête et repartit vers la cuisine, ses cheveux courts tremblant d’indignation sur son chemin.

– On ira aujourd’hui, alors, confirmai-je à mon compagnon.

Les routes en Irlande, comme partout ailleurs au Royaume-Uni, se déclament en trois catégories. Les autoroutes – appelées motorways – qui sont comme les nôtres sauf à l’envers, les routes régionales à deux voies sans éclairage la nuit, et les rues urbaines qui vous font détester votre existence.

Non, attendez. Je mens à plein nez. Il y en a quatre. La dernière catégorie est la meilleure. Ou la pire, dépendamment de vos tendances suicidaires. Elles sont environ de la même largeur qu’une entrée standard en Amérique. Ces “routes” (soi-disant) serpentent les contrées avec même pas de limites de vitesse. Ce qui veux dire que le monde chauffe en malade.

Ça peut aller quand vous êtes seuls sur la route et que la visibilité est bonne. Mais ça, ça n’arrive pratiquement jamais. Surtout pas en même temps.

Ces rubans d’asphalte (faut le dire vite par endroits) qui défilent au gré des monts et des vaux, n’ont pas le moindre début d’indice d’accotement non plus. Par contre, des haies et des murs de pierre à moins de deux pieds de la route, il y en a en masse. C’est tellement proche en fait que la plupart des voitures dans ce pays sont égratignées côté passager. Mais maudit que c’est le fun à conduire, sauf quand vous vous chicanez avec votre compagnon qui insiste, à tort, pour dire que vous êtes perdus.

– Es-tu en train de me dire que c’est de ma faute?

– Tout ce que je dis, c’est que ça arrive à tous les coups.

– Ce n’est pas une réponse et tu le sais parfaitement. Et puis d’abord, chaque fois que tu utilises “toujours” dans une chicane, c’est un signe que tu as déjà perdu.

[Moment de silence inconfortable.]

– Pense-tu qu’on va pouvoir trouver un Starbucks quelque part, demanda-t-il.

Je devrais me considérer chanceuse qu’il n’aime pas continuer à se disputer une fois qu’il a perdu.

– Ça m’étonnerait.

On a fini, finalement, par arriver à l’escarpement de Moher. Ce n’était pas bien compliqué, à la fin. C’était la dernière choses avant l’océan Atlantique. Tu ne peux pas le manquer.

M’enfin, si tu le manques, tu prends un vilain plongeon.

– Pauvre Kate, presque traumatisée. Ca n’a même pas pris trois heures. Pas de quoi faire friser la moutarde.

Le stationnement était pratiquement vide, juste une couple de voitures. On s’est stationnés, on a traversé la route (non, il y a aucune traverse pour piétons, bonne chance les potes) et on a trouvé notre chemin jusqu’à la boutique qui faisait aussi office de bureau de renseignements et de restaurant. Pas besoin de billet – vous pouvez sauter en bas de l’escarpement si ça vous chante. Les Irlandais sont relax comme c’est pas permis.

– Les gens meurent souvent, ici? demanda mon compagnon au gardien de sécurité qui n’était armé de rien de plus impressionnant qu’un walkie-talkie et un trousseau de clés lourdaud.

– À tout bout de champ, répondit-il sans aucune trace d’émotion dans la voix, son regard scrutant résolument l’horizon comme s’il espérait voir quelqu’un lui envoyer la main de Terre-Neuve. Il nous niaisait-tu? Je n’ai jamais pu me décider.

Il y a autant de façons de décrire Moher qu’il y a de couleurs dans un faisceau de lumière, alors je me contenterai de dire ceci : ce n’est pas l’endroit idéal pour vous découvrir une phobie des hauteurs. L’escarpement fait environ sept millions de mètres de haut, au-dessus d’une mer agitée qui jette ses vagues violentes contre le roc imperturbable. Et comme on est en Irlande, il y a pas un maudit garde-fou nulle part.

Vous êtes complètement libres, si le cœur vous en dit, de vous rendre jusqu’au bord et de contempler votre mortalité imminente sans que personne ne lève le petit doigt pour vous en empêcher. Ou même vous ralentir. Surtout pas le soi-disant gardien de sécurité.

Nous avons quitté Moher et la majeure partie de notre souffle derrière, avec la ferme intention d’aller à Galway un peu plus au nord, en suivant la côte. Sur la carte, ç’a avait l’air tout près.

Ce jour-là j’ai appris que les cartes routières sont menteuses. À tout le moins, elles omettent d’inclure des informations cruciales comme par exemple le fait que la côte ouest de l’Irlande est un spring de tournants et de virages le long d’une route dénuée de tout même d’espace. D’un côté, la mer. De l’autre, des escarpements à n’en plus finir. Entre les deux, toutes les vaches de la république.

Moi, j’aime bien les vaches. Elles sont tellement paisibles. Elles vous forcent à ralentir la cadence avec leurs grands yeux humides. Elles prennent tranquillement leur place, sans demander la permission. Tout ce qu’elles veulent, c’est un petit quelque chose à mâchouiller.

– Attention!!

J’ai dû cramper le volant et me garrocher vers l’absence d’accotement et même avec ça ce n’est que de justesse que j’ai évité une collision frontale avec une Vauxhall bleue dont le conducteur, de toute evidence, se croyait seul au monde.

Notre relation à l’espace depend en grande partie du continent où on a passé notre enfance. C’était clair que ce idiot était habitué à ne pas en avoir. Une zone de confort dans cette partie du monde ne dépassait pas 10 centimètres.

Moi, je tremblais de terreur.

On s’habitue à conduire dans de telles conditions. Lors de mes voyages précédents au Royaume-Uni j’ai conduit partout, à raison de huit heures par jour pendant plus d’une semaine. Au troisième jour je me baladais comme si je n’avais jamais conduit ailleurs de ma vie.

Mais là, ça ne faisait même pas 24 heures qu’on était en Irlande. Je n’était pas prête pour ce connard.

Le décalage horaire est insidieux comme le sel dans l’air du bord de la côte. Il se fraie un chemin à travers votre parka pour vous rappeler que c’est lui qui mène, avant même de vous laisser entrevoir sa présence. Mais au moins au bord de la mer les rues sont calmes, en excluant l’épais qui venait de passer proche de transformer deux touristes vaguement haragrds en crêpe bretonne. Et les maudits autobus de touristes qui prennent trois fois plus d’espace que tout le monde, surtout dans les courbes.

– Admets-le, tu serais misérable coincé dans un autocar de touristes.

– Nous sommes des touristes.

– Mais on n’est pas plates comme eux. Ou pognés dans un autobus au milieu de ce tintamarre. Avec une voiture, on est libres d’aller où on veut et de changer d’idée 16 fois par jour si ça nous chante. En cours de route aussi. Ou même après.

– Ça va, je comprends.

– On dirait que tu me critiques, là.

– Combien de temps avant d’arriver?

Cet homme peut changer de sujet plus vite qu’un ciel de tempête change de couleur. Au-dessus de nos têtes, ça passait du bleu aux nuages de ouate au gris et pluvieux jusqu’à un vert presque fluorescent avant de revenir brièvement au bleu. Tout ça avec une vitesse et un manque de gêne déconcertants. Notre après-midi était long comme une semaine. Et toujours pas de toilette publique.

– Aucune idée. Selon la carte, on devrait déjà y être. Mais je commence à penser que Google ment à plein nez. Cette route tourne beaucoup, hein?

Il afficha cette grimace que je connais si bien.

L’un des trucs amusants quand on voyage dans ce royaume c’est que les villes mais surtout les villages ont le don d’apparaître soudainement au tournant d’une courbe. Galway est plus grosse qu’un village sans être une vraie ville. Elle devrait pourtant être visible de loin…

En Amérique du Nord, c’est toujours évident quand vous approchez une agglomération quelconque. Là où il n’y avait rien apparaissent soudainement des stations d’essence, suivies de quelques petits magasins en rangée avant d’arriver à un armurier ou un Starbucks, ça depend de la région où vous êtes. Finalement, vous savez que vous êtes au pinnacle quant apparaît le magasin d’artisanat, juste avant le McDonald’s.

– T’as remarqué? Il y n’y a aucun trottoir.

– T’exagères encore. Ils sont juste petits.

– Ça, ce sont des chaînes de trottoir. Sans trottoirs.

Encore avec sa face d’abruti.

Ça faisait maintenant plus d’une heure que je mourrais d’envie de boire un café. Et de trouver une toilette. Maudit que j’avais envie de pisser. C’est fou pareil; chaque fois que je quitte un endroit pour un autre, on dirait que ma vessie rapetisse. Sur la carte, Galway était tellement proche, presque à côté, on aurait juré que les cartographes avaient oublié d’ajouter les espaces vides qu’on était en train de traverser en voiture.

– Comment est-ce possible de traverser un pays en entier deux fois dans la même journée mais que la distance entre ces deux points rapprochés est interminable? C’était une accusation déguisée en question.

C’est certain qu’on n’avait pas pris la mauvaise route par erreur. Il n’y en avait qu’une, de route. Ce n’était la faute de personne si on était perdus. Ce qui bien entendu n’arrangeait pas les choses.

On n’était pas perdus. Juste seuls au monde. Enfin, avec les maudits autobus de touristes. L’ignoraient-ils aussi que cette route ne mènerait jamais nulle part?

L’air salé de la mer aurait été charmant si les temperatures avaient été plus clémentes. Ou moins hostiles. En novembre, vous n’avez aucune difficulté à comprendre pourquoi les vieux ont toujours trois tricots d’épais. Ça nous gèle jusqu’à la moelle, ce froid.

– J’aime bien savoir que ma conduite ne te rend pas trop nerveux, dis-je pour me distraire du fait que mon envie d’uriner devenait franchement alarmante. J’aime être du mauvais côté de la route. Est-ce que je t’ai déjà dit ça?

– Depuis la dernière fois ou juste en général?

J’essaie d’ignorer le sarcasme.

– C’est vrai pareil. Les routes sont étroites. Mais vois comment les gens les négocient sans pour autant causer un carnage! Les gens conduisent mieux ici qu’en Amérique du Nord. Chez nous, on a trop d’espace. Ça nous rend stupide.

– Moi je connais des gens qui sont capables d’être stupides dans un garde-robe.

De toute évidence, je n’arriverais pas à le convaincre de sitôt.

– Je pense que j’arrêterai bientôt…

– Tu te répètes.

– Non, ça fait plus d’une heure, j’ai vérifié. Donc ça ne compte pas.

Il éclata de rire mais ce que j’entendais, c’était de la douleur.

– Quel drôle de pays pareil. Il y a des maisons autour, avec des voitures stationnées devant. Il y a des gens qui vivent ici. Mais il n’y a ni magasins ni restaurants. Où vont-ils pour aller chercher de la nourriture ou de l’essence?

– Du pétrole.[2] Et as-tu remarqué qu’on était sur une autoroute?

– Hein?

On le comprendra d’être confus. Cette route n’avait l’air de rien du tout.

– C’est surprenant en maudit pareil. C’est bien écrit pourtant, sur le panneau en toutes lettres. Wild Atlantic Way, lis-je.

– Way, c’est pas la même chose qu’autoroute.

– C’est la même maudite affaire, je te jure. Anyway, espérons que ça ne devienne pas plus wild parce qu’on va manquer d’essence.

– De pétrole.[3] Alors, comment on appelle un rue ordinaire, ici? qu’il demanda quelques minutes plus tard, histoire de briser le silence frisquet qui s’était établi dans notre bagnole, en direct de la Planète Enmaudit. Un chemin de garnotte?

– Peut-être qu’on devrait poser la question quand on trouvera un endroit où prendre un café, maugréai-je à travers ma mâchoire crispée.

– On pourra leur demander pour les vaches sur la plage, un coup partis.

On n’est pas censé quitter la route des yeux quand on conduit, mais là. Comme la femme de Loth, je me tordis le coup pour regarder derrière nous.

– T’aurais pas pu le dire plus tôt, non?

– Tantôt, tu ne me parlais pas.

C’était vrai. Juste là, sur la plage sous un ciel si changeant, se trouvaient des vaches, ruminant tranquillement en regardant les vagues comme leurs consœurs dans les contrées lointaines rêvassaient en mâchouillant devant les trains. J’ai failli sortir une joke comme quoi c’est bien normal de regarder les vagues quand on est à la plage, mais j’ai trouvé le moyen de me retenir.

Des vaches.

Il y avait des vaches sur la plage.

– Jamais vu ça, balbutiai-je. Et pourtant, je sors souvent.

– Peut-être se sont-elles égarées?

– Non, je pense que c’est nous qui sommes perdus.

On n’a jamais trouvé de café ou de thé, ou quoi que ce soit d’autre sauf pour du pétrole et des petits sachets de peanuts. On a finalement abouti sur la vraie autoroute et avons repris le chemin de Dublin. Là. où se trouvaient amplement de restaurants et, miraculeusement, des toilettes.

– Attends qu’on raconte ça à Kate demain matin, dis-je. Elle ne nous croira jamais.


[1] Et sans vouloir choquer personne, mettons que l’Irlande n’est pas le pays le plus important d’Europe. Toujours est-il que.

[2] Maudit que je suis fatigante.

[3] Je suis loin d’être la seule.